Il arrive que nous n’ayons pas vraiment envie de courir. De prendre le départ. Il arrive aussi qu’un éditorialiste n’ait pas d’inspiration. C’est peut-être lié, d’ailleurs : l’INspiration, n’est-ce pas d’abord la première phase de la REspiration, acte si important du coureur qui se termine par l’EXpiration (dire de quelqu’un qu’il a « expiré » ; dire parfois, à la fin d’une course : « J’étais mort »…) – et le nom même de la course d’hier, les « stériles », n’évoquait-il pas chez certains, avant même le départ, le côté « stérile », donc inutile, absurde, illusoire, de ce nouvel effort ? Sentiment confirmé, peut-être, par un retard à l’allumage plutôt rare dans le challenge : une dizaine de minutes, comme si l’organisation elle-même se disait : « À quoi bon ? » Sentiment corroboré aussi par ces phrases entendues à l’arrivée : « Je n’avais pas de jambes » ou « Je l’ai fait à l’aise ».
Ces quelques réflexions m’ont amené à m’interroger sur le « pourquoi » de ce sentiment. J’ai d’abord songé à l’explication fournie par Roger Lespagnard à propos de la toute relative « méforme » de notre Nafi Thiam lors des derniers championnats d’Europe : la canicule l’a empêchée de s’entraîner avec l’intensité habituelle. Toutes proportions gardées, ce fut sans doute le cas de bien d’entre nous, si bien que nous arrivons fin août avec le sentiment de manquer d’énergie. C’est bien normal et chacun connaît le remède : le repos (actif, c’est-à-dire la priorité accordée à l’endurance fondamentale).
N’oublions pas le facteur « vacances ». Certains rentraient de stages en altitude, d’autres de semaines où l’interval training « barbecue – vins de pays – petits restos – pétanque » n’était sans doute pas favorable à la performance.
Peut-être aussi, pour certains, cette épreuve arrivait-elle à la fin d’une série de trois en une semaine (course du Poète à Angreau le 12 ; 8 miles de Frameries le 15 ; Stériles enfin le 19). C’est, selon moi, excessif. Lors de ma meilleure année (1987 – 2 h 29’ au marathon), j’ai disputé 27 compétitions. Une par quinzaine en moyenne. L’excès débouche souvent sur la blessure, sur la « sortie de route ». Ce week-end, Thierry Neuville a conforté sa première place au championnat du monde des rallyes. Dans son interview, il évoquait la prudence dont il avait fait preuve pour parvenir à ce résultat, et qu’il comptait bien mettre en œuvre jusqu’à la fin de la saison. Je connais des coureurs qui s’alignent sur trois voire quatre challenges. Est-ce bien raisonnable ?
Ceci m’amène à Jirô Taniguchi, dont j’ai récemment adoré « Le sommet des dieux », un passionnant manga en cinq volumes. Au départ, un fait réel, la disparition dans l'Everest, en 1924, des alpinistes anglais Mallory et Irvine. L'auteur imagine que Fukamachi, un photographe japonais accompagnant une expédition en 1995, retrouve chez un brocanteur népalais l'appareil photo de Mallory, un vieux Kodak. Qui l'a amené là ? Qui l'a trouvé sur l'Everest ? C'est le début d'une quête qui mène Fukamachi à la recherche de Habu Joji, un alpiniste démesuré, mais aussi à la recherche de lui-même. Pourquoi l'escalade ? La question revient en boucle dans ces pages haletantes où nous foulons avec les héros les sommets himalayens, non sans nous interroger sur nos propres quêtes, voire nos propres démesures.
Quand on lui posait la question : « Pourquoi escalader ces sommets de plus de 8000 m ? », Mallory répondait : « Parce qu’ils sont là. » Et nous pourrions nous demander : « Pourquoi nous aligner sur ces courses, accumuler les kilomètres, préparer tel marathon ? » À quoi nous pourrions répondre : « Parce que nous sommes là. Parce que nous avons commencé. Parce qu’à ce moment peut-être, nous nous sentons vraiment vivants. »
Si ce « pourquoi » dépasse le cadre de la course pour devenir existentiel, il est, comme l’écrivait Camus dans « Le mythe de Sisyphe », le premier signe d’une prise de conscience de l’absurde : « Un jour seulement, le "pourquoi" s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement. » Pareille remise en question pourrait amener à s’interroger sur le sens de la vie. L’entreprise n’est pas sans risques… Trêve donc de philosophie, je voudrais clôturer cet édito sans inspiration par un grand MERCI à Sylvianne Vivier qui nous offre sur Facebook de magnifiques photos du challenge.
Parmi celles-ci, regardez les sourires de ces cinq dames qui ne se demandent sans doute pas pourquoi elles sont là – et comme elles ont raison ! –, dans la remontée vers Wihéries. Elles viennent de laisser derrière elles la chapelle de Cocars, elles ont marché douze kilomètres, il en reste un. Elles sont amies, elles sont en forme, elles font le V de la victoire. Elles n’ont pourtant vaincu personne si ce n’est elles-mêmes. Et c’est le plus important !